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Quelle eau pour nos abeilles ?

Dans la ruche, nous l'avons vu, l'eau sert à de multiples fins : indispensable aux individus, matures comme immatures, elle permet aussi aux abeilles de climatiser le nid pendant les fortes chaleurs. Comme elle n’est pratiquement pas emmagasinée dans la ruche, elle doit être apportée de l’extérieur au fur et à mesure des besoins, tâche qui incombe aux porteuses d’eau, ces butineuses particulières qui travaillent même en conditions précaires.

Comment les abeilles, dont la vue est plutôt basse, trouvent-elles l’eau qui leur est nécessaire ? Les abeilles sont sensibles à l’humidité de l’air, nous l’avons vu, grâce à certaines sensilles de leurs antennes spécialisées dans cette fonction. Cette humidité est fatalement plus forte aux alentours des points ou des courants d’eau. Elles n’ont donc pas de problème pour savoir s’il y a de l’eau, et où, aux alentours de leur rucher.

Malheureusement, elles sont surtout attirées par des eaux qui n’ont rien de propre : eaux croupies, flaques formées par les vaches et tintée de purin… L’eau de la piscine du voisin les tente aussi plus que celle de leur abreuvoir. Pourquoi ?

Le problème est ancien et a fait l’objet d’un article publié en 1940 déjà. L’auteur, C. G. Butler, a testé le goût des abeilles pour différentes type d’eaux par la méthode du carré latin. La plupart des eaux testées sont des solutions salines à différentes concentrations ; mais il a inclus dans son expérimentation l’eau de pluie, l’eau croupie provenant d’une gouttière bouchée par des feuilles, l’urine et le purin de vache, des distillats de ces dernier et des solutions reformées à partir du résidu de ses distillations. Il a pu ainsi établir une hiérarchie des préférences de nos princesses.  

Les distillats d’eau de pluie, de purin et d’urine et le purin dilué lui-même, l’emportent largement sur l’eau distillée. Les solution salines de sel de cuisine et de chlorure d’ammonium sont aussi préférées, à condition d’être très diluées. Tous les autres sels sont soit moins appréciés que l’eau pure, soit franchement rejetés. Mais la question subsiste : pourquoi ?

Ce n’est que très récemment que des scientifiques ont remis la question à l’ordre du jour, et sous un angle intéressant. Selon certains entre eux (Bonoan et al, 2016), il faut envisager la question dans le contexte du régime alimentaire global de l’abeille. Nous savons tous que celle-ci a besoin de sucres (comme nutriment mais aussi comme combustible pour le vol et la production de chaleur) et de protéines (pour construire et faire fonctionner son organisme). On oublie trop souvent que l’abeille a aussi besoin de sels minéraux. Chez elle tout comme chez nous, le calcium joue un rôle dans la contraction musculaire ; ce même calcium et le magnésium font partie d’une foule d’enzymes indispensables au fonctionnement de l’organisme ; le sel de cuisine, ou plus exactement ses deux ions, le sodium et le chlorure, jouent un rôle clé dans la transmission de l’influx nerveux, et il en va de même du potassium ; ces mêmes ions permettent le maintien de l’équilibre des fluides dans les organismes animaux.

Or, si le pollen est généralement riche en potassium et en oligo-éléments tel le cuivre, le fer, le zinc et l manganèse, il est aussi, le plus souvent relativement pauvre en calcium et an magnésium, et sourtout en sodium (Orzaez-Villanueva et al., 2001 ; Kostié et al., 2015).

Quant aux nectars, ils contiennent du potassium en bonne quantité. Celui de l’avocatier, par exemple, est à ce point riche en potassium et phosphate, qu’il est répulsif pour l’abeille mellifère, ce qui a posé problème aux planteurs israéliens. Il faut dire que cette espèce est originaire d’Amérique centrale, où les abeilles indigènes sont des Mélipones, et ces dernières ne sont pas repoussées par les niveaux de sels présents dans ce nectar (Afik et al. 2014). Le nectar produit par la fleur d’ognon est également exceptionnellement riche en potassium, ce qui expliquerait qu’il soit peu butiné. Mais les nectars sont, tout comme le pollen, relativement pauvres en sodium, calcium et magnésium (Nicolson et Worswick, 1990), caractéristiques que l’on retrouve logiquement dans les miels (e.a. Alphandéry, R, 1992 ; Fernández-Torres et al., 2005 ; Conti, 2000).

Or, les fluides corporels de l’abeille sont proportionnellement plus riches en sodium qu’en potassium, ce qui reflète les besoins de l’insecte en ces deux éléments. Les abeilles tendent donc à se trouver chroniquement en déficit de sodium. Il en va de même, dans une moindre mesure, du calcium et du magnésium.

  Les abeilles chercheraient donc un complément dans les eaux des boissons. C’est l’hypothèse de nos chercheurs (Bonoan et al. , 2016), et si cette hypothèse est juste, elles devraient logiquement préférer les eaux contenant les éléments qui leur manquent le plus, notamment le chlorure de sodium. C’est bien ce que les auteurs constatent ; et ils observent aussi que les préférences varient en fonction de la saison.

Le chlorure de potassium, qui n’est pas préféré à l’eau pure en été, l’est par contre en automne, ce qui tend à confirmer que l’abeille oriente ses préférences en matière d’eaux en fonction de la plus ou moins grande richesse, en éléments minéraux, de ses récoltes du moment.

Même son de cloche au Canada, où des chercheurs ont présenté aux abeilles de multiples colonies, et dans de multiples contextes (grandes cultures, canne-bergères, jardin botanique…), des abreuvoirs alimentés par sept types d’eaux différents : salée (0.5%, sucrée, avec compost, avec huile essentielle d’anis ou de citronnelle, salée avec compost et témoin (eau pure). L’eau salée est préférée entre toutes, et les abreuvoirs ont été intensément visités : la consommation a atteint 8 litres d’eau par colonie et par semaine dans les canne-bergères (Fournier et al., 2016) ! La recherche visait aussi à déterminer si la mise à disposition d’abreuvoirs diminuait la mortalité des abeilles ; sur ce point la réponse est négative, même si le nombre d’abeilles mortes par noyade est trois fois moins élevés dans les abreuvoirs que dans les sources naturelles comme les flaques.

Tout ceci implique aussi que les abeilles goûtent le sel. Elles disposent de sensilles spécialisées dans le sens du goût, sur la partie distale des antennes, sur les tarses, à la base des pattes, et sur les pièces buccales ; et ces sensilles incluent, entre autres, des récepteurs sensibles aux sels (de Brito-Sanchez, 2011). Cette sensibilité diffère selon les individus. Des chercheurs ont testé par la méthode de l’extension du proboscis 163 abeilles issues de 12 colonies différentes (Lau et al. 2016).  

Les préférences vont une fois de plus au sel de cuisine – le chlorure de sodium, donc- ainsi qu’au chlorure de magnésium (ce que la plus ancienne des études citées, celle de Butler, ne confirmait pas : il semble que le besoin en magnésium soit plus occasionnel). Les concentrations ne peuvent toutefois pas être élevées : les solutions qui sont préférées oscillent entre 0.3% et 1.5% en poids ; mais certaines abeilles acceptent jusqu’à 10% de sel de cuisine dans l’eau qui leur est présentée. Car il y a  des différences individuelles importantes en la matière, ce qui laisse à penser qu’il pourrait y avoir des « butineuses de sel » plus ou moins spécialisées au sein des colonies.

Surprenant ? Pas tant que ça : le déficit en sels minéraux est commun aux herbivores (ce que l’abeille est, d’une certaine façon), et les éleveurs de bétail ovin, caprin ou bovin fournissent couramment une pierre de sel à leurs animaux. Côté insectes, les abeilles ne sont d’ailleurs pas les seules à butiner le sel : les fourmis en font autant, et une espèce arboricole amazonienne, vivant dans un milieu ordinairement très peu saline, en est à ce point folle que certains individus en consomment jusqu’au suicide (Arcila Hernández et al., 2012)

Un dernier point : Bonoan et collègues (2016) trouvent une corrélation significative entre le butinage du sel et la santé des colonies, évaluée par la surface de couvain et l’importance de la population d’abeilles adultes dans la ruche. Corrélation ne veut pas dire causalité : s’il se peut que l’apport salin ait un effet sur la santé générale de la colonie, il se peut tout aussi bien que les colonies les plus fortes délèguent plus de butineuses à cet effet. Mais on peut imaginer que, si l’abeille recherche un complément minéral, c’est pour combler un déficit, de sorte que l’apport ainsi fourni devrait leur être favorable.

Et en pratique ?

  Nous avons maintenant une petite idée des raisons qui poussent nos abeilles à fréquenter la piscine du voisin : celle-ci est désinfectée à l’eau de Javel, qui est un mélange d’hypochlorite de sodium (NaCIO) et de sel de cuisine. Si votre voisin en a assez de vos abeilles, et vous de ses plaintes, vous devriez donc pouvoir résoudre les problèmes de tous, et des abeilles en prime, en fournissant à celles-ci un petit abreuvoir d’eau salée, à la manière de nos amis canadiens.

Ceux-ci ont en effet testé différents types d’abreuvoirs, et le mieux aimé des abeilles est fort simple : un abreuvoir à volailles, remplis d’eau salée à 0.5% (soit 5 g par litre), dont la rigole est remplie de cailloux, ce qui facilite l’atterrissage aux abeilles et leur évite de se noyer.

Source: https://sante-de-l-abeille.apiservices.biz/

 

Author
Janine Kievits (mise en page: S. Imboden)
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