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L’intelligence individuelle de l’abeille

Mesurant 1mm³, le cerveau de l’abeille est capable de prouesses remarquables grâce à des mécanismes cognitifs très élaborés. L’abeille fait des choix, mémorise des trajets en suivant précisément la course du soleil, repère des sources de nourriture qu’elle évalue qualitativement et quantitativement, transmet de multiples informations à ses consœurs pour recruter un grand nombre de butineuses aux compétences différentiées.

  Image en haut: Structure de la voie olfactive dans le cerveau de l'abeille (Menzel et Giurfa, 2001). LA: lobe antennaire; GSO: ganglion sous-oesophagéen; CP: corps pédonculé; CM: calice médian; CL: calice latéral; Pe: pédoncule; alpha: lobe alpha; beta: lobe béta; LPL: protocérébrum latéral; CC: corps central; OC: ocelle; Lobe optique: LO: lobula; ME: médula.

L’abeille est dotée d’un « mini-cerveau » d’un millimètre cube, composé d’environ 960 000 neurones, soit 100 000 fois moins que le cerveau humain, qui comprend environ cent milliards de neurones. Il est structuré en lobes optiques, lobes antennaires (les antennes permettant à l’abeille de capter les odeurs, les températures, les teneurs en CO2, en oxygène et les vibrations de l’air) et corps « champignons », impliqués dans la mémorisation et le traitement des données – car l’abeille est capable de faire des choix en comparant des éléments tirés de sa mémoire à ceux qu’elle a en face d’elle. Soit toute une palette de mécanismes cognitifs, malgré sa petite taille. Ces mécanismes lui sont notamment indispensables pour chercher sa nourriture.

Une abeille d’environ un centimètre peut en effet butiner dans un rayon de trois kilomètres, soit trois cent mille fois sa taille, ce qui demande beaucoup d’énergie, et nécessite de savoir se repérer dans l’espace : l’abeille vole environ deux mètres au-dessus du sol, elle peut monter plus haut, mais elle doit avoir des points de repère si elle veut pouvoir revenir à sa ruche ; autrement dit, il s’agit pour elle de mémoriser un trajet, mais aussi les lieux où se trouvent les sources de nourriture intéressantes qu’elle découvre. Elle cherche en effet et repère les sources les plus attrayantes, et mémorise leur situation avant d’y appeler ses sœurs, par le processus de la danse, découvert par Karl von Frisch.

Une abeille ne vole donc pas de façon aléatoire sur une rose, une marguerite, un œillet : elle a trouvé un champ de colza, elle est capable d’apprécier la teneur en sucre du nectar de colza, elle est capable d’apprécier la dimension du champ de colza, et elle va aller solliciter d’autant plus de monde dans la ruche que le champ de colza est plus intéressant. Tout cela grâce aux outils de navigation internes dont elle dispose : tout d’abord une « boussole », qui prend la forme d’un filtre.

Les yeux des abeilles sont en effet dotés d’analyseurs (similaires à des filtres polaroïdes qui filtrent les rayons du soleil) ; même lorsqu’elles ne voient qu’une étroite parcelle de ciel bleu, ces filtres leur permettent de toujours identifier la direction du soleil. Ces énormes yeux sont composés d’une multitude d’ommatidies sensibles à la polarisation de la lumière, c’est-à-dire au plan de vibration des rayons du soleil : certains voient le ciel illuminé, d’autres voient le ciel éteint, selon ce plan de vibration, et, en fonction des yeux plus ou moins lumineux, plus ou moins éteints, l’abeille sait toujours où se situe le soleil. Cette boussole représente cependant un piège, dans la mesure où le soleil n’est pas un point de repère stable, selon les heures et selon les saisons. Aussi l’abeille est-elle capable de correction horaire : de multiples études montrent qu’elle possède une sorte de schéma inné qui lui indique que, l’après-midi, le soleil est dans la direction opposée de celle du matin, et vice-versa. Et ce schéma s’affine lors des premiers vols de l’abeille, que repèrent très bien les apiculteurs par les jours de grand beau temps, quand les jeunes abeilles prennent leur envol, partent en tous sens, montent en spirales dans le ciel : ce sont des vols d’orientation au cours desquels elles expérimentent la trajectoire du soleil, mais aussi leur environnement propre.

Car la boussole n’est pas le seul outil de navigation de l’abeille, elle possède aussi une véritable « carte » : elle repère les éléments du paysage et peut mettre en relation les directions du soleil avec la distance et les directions des éléments du paysage qui entourent sa ruche. C’est ce que montre une expérience très simple : on place les abeilles dans un environnement donné où on les laisse se repérer, puis on les transporte un jour où il fait couvert dans un environnement qui ressemble au précédent mais qui est orienté différemment. On constate que l’abeille ne se repère correctement que quand le soleil perce, parce qu’à ce moment-là elle repère que la direction du soleil a changé par rapport au paysage où elle était la veille. Elle a donc besoin de mettre en relation les éléments du paysage et le cours du soleil parce que c’est par rapport au soleil qu’elle indique la direction d’une source de nourriture ; et ses sœurs, comme elle, doivent pouvoir retrouver cette direction même quand il fait couvert.

 

  Comment cependant l’abeille arrive-t-elle à se repérer, ou plutôt à conserver une direction ferme, dès lors qu’elle vole en zigzag (ce à quoi l’obligent les nombreux obstacles fatalement placés sur sa route, à seulement deux mètres du sol) ? On peut montrer que, si le trajet est une suite de vecteurs – soit par exemple les deux suivants, elle part de sa ruche, elle doit contourner un bouquet d’arbres et elle va vers la source de nourriture –, l’abeille indique à ses sœurs, par la danse, la direction à vol d’oiseau, abstraction faite des différents zigzags. Autrement dit, elle a fait une computation des distances et des directions et elle sait exactement où elle est par rapport à sa ruche.

Cette faculté de computation des distances est démontrée par l’expérience qu’on pourrait appeler du « tunnel menteur », où elle doit voler très près des parois, et où l’on fait défiler sous elle un « faux paysage », en fait un dessin aléatoire qui est fait pour donner à l’abeille un flux optique comparable à celui qu’elle aurait en survolant un paysage sur une distance bien plus longue que ne l’est le tunnel. Comme on le voit lors de la danse, l’abeille croit avoir fait un trajet beaucoup plus long que celui qu’elle a effectivement parcouru : où l’on constate que l’abeille a connaissance des distances qu’elle parcourt en examinant le déroulement des objets sous elle, à la manière d’une sorte de « lecteur optique ».

Elle est aussi capable de « proto-comptage », comme le montre une expérience simple : des pergolas sont disposées à distance régulière, et un nourrisseur est posé derrière la troisième d’entre elles ; on attend que les abeilles s’habituent au dispositif, puis, pendant la nuit, on resserre les pergolas, le nourrisseur se retrouvant du coup derrière la quatrième. Une partie des abeilles a bien appréhendé la distance, et va directement au nourrisseur ; une autre, à peu près le quart, va derrière la troisième pergola : elles ne se repéraient donc pas à la distance, mais au nombre des pergolas. L’expérience nous apprend donc que l’abeille est capable d’un comptage, certes sommaire, mais aussi que toutes les abeilles ne se repèrent pas de la même façon : elles utilisent des compétences différentes pour parvenir à un même but, preuves qu’elles ne sont pas de pures mécaniques qui appliquent des « programmes » innés, mais qu’elles ont des compétences et des qualités différenciées selon les individus.

Janine Kievits, « L’intelligence individuelle de l’abeille », Labyrinthe, 40 | 2013, 43-45.

> https://journals.openedition.org/labyrinthe/4308

Auteur:Janine Kievits, « L’intelligence individuelle de l’abeille », Labyrinthe, 40 | 2013, 43-45.
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