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Les abeilles victimes de leur intelligence ?

Pour butiner, elles font preuve de capacités cognitives étonnantes. Mais malheureusement les pesticides et les métaux lourds attaquent la communication entre neurones, le butinage est perturbé, et c’est toute la colonie qui est en danger.

Depuis le 1er septembre 2018, les agriculteurs français ne sont plus autorisés à utiliser les principaux néonicotinoïdes dans leurs cultures. C’est une bonne nouvelle pour les abeilles et tous les autres insectes pollinisateurs, sauvages et domestiques, de France et de Navarre, car ces pesticides «tueurs d’abeilles» ont été incriminés dans la crise mondiale que subissent les pollinisateurs depuis des dizaines d’années.

Malgré ce pas en avant, la survie des abeilles (au sens large, donc pas seulement les abeilles domestiques) est loin d’être assurée. D’une part, car de nouvelles générations de pesticides (1), qui remplacent déjà les néonicotinoïdes dans plusieurs pays du monde, semblent produire des dommages similaires. D’autre part, car il est scientifiquement établi que ce sont les combinaisons de plusieurs facteurs de stress, et non un seul, qui menacent les abeilles : les pesticides, la raréfaction des fleurs sauvages, certains polluants, l’émergence de nouveaux parasites et pathogènes, l’introduction de prédateurs exotiques, la destruction des habitats, etc.

Mais pourquoi au juste les abeilles sont-elles en danger ? Et comment les aider ? En analysant de près le comportement de ces insectes, on se rend compte que leur style de vie requiert une intelligence particulièrement développée, mais fragile, qui serait une cause majeure de leur vulnérabilité face aux sources de stress environnementaux. Ces différentes sources de stress agissent sur le développement et le fonctionnement du cerveau, altérant ainsi les capacités des abeilles à résoudre un ensemble de tâches cognitives essentielles au butinage, et donc, à leur survie.

Petit cerveau mais grandes prouesses

En butinant de fleur en fleur pour récolter pollen et nectar, les abeilles participent à la reproduction des plantes qui produisent les fruits et légumes que nous consommons. Cette longue coévolution entre plantes et insectes a contraint les abeilles à suivre un style de vie particulier, reposant sur une très bonne connaissance de leur environnement. Les butineuses exploitent des ressources fragmentées parfois dispersées sur plusieurs centaines de mètres, voire plusieurs kilomètres, autour du nid (la ruche dans le cas des abeilles domestiques). Contrairement à certaines espèces animales qui n’ont pas de nid fixe ou bien s’approvisionnent sur des ressources localement abondantes (comme les sauterelles), les abeilles dépendent pour leur survie de facultés cognitives élaborées qui leur permettent de trouver des plantes à fleurs autour de leur nid et de rapporter la nourriture collectée à la colonie. Ces capacités sont d’autant plus impressionnantes lorsque l’on considère la petite taille de leur cerveau (une tête d’épingle d’un million de neurones, contre 100 milliards chez l’homme !). Pour butiner efficacement, les abeilles doivent tout d’abord être capables d’acquérir une connaissance visuelle de leur environnement et des mémoires spatiales afin de s’orienter correctement et retrouver leur nid. Elles doivent ensuite apprendre et mémoriser la forme, la couleur, l’odeur, la texture, voire la signature électromagnétique des fleurs qui produisent du nectar. Plus intrigant encore, ces insectes sont capables de développer des routes pour relier les sites de nourriture et le nid en utilisant le trajet le plus court. Enfin, rappelons la célèbre danse par laquelle les abeilles domestiques communiquent la qualité et l’emplacement des ressources florales à leurs congénères. Toutes ces facultés reposent sur des processus neuronaux aussi élaborés que fragiles, dont le bon fonctionnement permet aux butineuses de remplir leur mission et d’assurer la survie de la colonie ou, dans le cas des espèces solitaires, le devenir de leur progéniture.

Quand l’environnement attaque les neurones

Différents facteurs mis en cause dans le déclin des abeilles ont récemment été pointés du doigt pour leurs effets directs sur le cerveau et le comportement des abeilles. C’est le cas des parasites tels que l’acarien Varroa ou le champignon Nosema qui agissent en modifiant l’expression de certains gènes dans le cerveau. Les pesticides et les métaux lourds (issus de la pollution industrielle) affectent la communication entre les neurones et leur niveau d’activité. Dans la mesure où le cerveau ne peut fonctionner efficacement que grâce au maintien d’un certain niveau d’activité, le lien entre ces effets cellulaires et une perturbation du butinage est inévitable.

Les abeilles peuvent également souffrir de carences alimentaires lorsqu’elles évoluent dans des milieux où la diversité florale est appauvrie, comme dans les grandes zones de monocultures. Le cerveau d’une larve d’abeille carencée ne se développe pas de manière optimale, ce qui plus tard réduit son efficacité de butinage. Chez l’adulte, un déficit en acides gras essentiels (comme les oméga-3) empêche tout apprentissage olfactif essentiel à la discrimination des espèces de plantes. Un tel effet peut engendrer, par réaction en chaîne, un manque en nourriture pour toute la colonie, pouvant conduire à son effondrement.

Que faire pour protéger nos pollinisateurs ?

La recherche publique, en rassemblant des preuves irréfutables de leur toxicité, a contribué à l’exclusion des néonicotinoïdes du marché, 25  années après les premières alertes des apiculteurs. Notre devoir, en tant que spécialistes du comportement des insectes, est d’identifier les autres sources de stress et leurs effets combinés sur le cerveau et la cognition des différentes espèces d’abeilles, c’est-à-dire les abeilles sauvages vitales à la pollinisation des plantes locales. Une approche comparative est nécessaire pour identifier les espèces les plus exposées et les plus sensibles aux facteurs de stress. De telles études devraient permettre de définir des niveaux de tolérance pour des combinaisons de facteurs de stress, et pourquoi pas d’identifier des stratégies de protection - par exemple, l’utilisation de compléments alimentaires ou de combinaisons bien identifiées de fleurs assurant une nutrition équilibrée.

Que faire d’ores et déjà ? Elément central pour les écosystèmes agricoles, les abeilles nous sont essentielles. Une agriculture rentable et plus respectueuse des pollinisateurs est à mettre en place, grâce à des approches alternatives aux pratiques intensives, préconisées à partir de données scientifiques comme le fait en France l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). C’est aussi en tant que citoyens que nous pouvons faire changer les choses, en augmentant l’offre alimentaire avec des fleurs mellifères sur nos balcons et dans nos jardins, et en privilégiant une consommation modérée, locale et respectueuse de l’environnement. L’écho qu’ont rencontré, au niveau des instances européennes, les initiatives issues de la société civile pour une régulation plus stricte des néonicotinoïdes, montre qu’une mobilisation citoyenne importante, fondée sur des arguments scientifiques forts, peut porter ses fruits.

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(1) www.sciencemag.org/news/2018/08/new-pesticide-may-be-harmful-bees-old-one

Auteur
Amélie Cabirol, (CRCA, CBI et CNRS) , Simon Klein, (CRCA, CBI, CNRS) , Jean-Marc Devaud, (CRCA, CBI, CNRS) et Mathieu Lihoreau, (CRCA, CBI, CNRS) université Paul-Sabatier Toulouse
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