Abstract
Une récente étude américaine (Cassondra L. Vernier et al., 2020) a découvert que chez l'abeille domestique, les membres de la colonie, génétiquement apparentés, développent de façon innée des profils d'hydrocarbures cuticulaires spécifiques à cette colonie et qui servent d'indices de reconnaissance des phéromones de cette population. Cependant, malgré une forte parenté intra-coloniale, le développement inné de signatures chimiques spécifiques à la colonie par les membres individuels est largement déterminé par l'environnement au sein de la ruche, plutôt que dépendant uniquement des variantes génétiques partagées par les individus de cette colonie. Par conséquent, il est curieux de voir comment un facteur non génétique pourrait conduire au développement inné d'un trait quantitatif partagé par les membres d'une même colonie. Ici, les chercheurs apportent une solution à cette énigme en montrant que, chez les abeilles, les indices de reconnaissance des membres de la colonie sont définis, au moins en partie, par des caractéristiques communes du microbiome intestinal aux membres de cette même colonie. Ces résultats illustrent l'importance des interactions hôte-microbiome comme source de variation des traits comportementaux des animaux.
Le va-et-vient des butineuses, qui quittent leur colonie et y retournent, est surveillé de près par la gardienne (Image par Susanne Jutzeler)
« Vos papiers, s’il vous plaît ! » Vigiles postés à l’entrée de la ruche, les abeilles gardiennes contrôlent l’identité de celles qui veulent y accéder. La surveillante inspecte la « carte d’identité » de la mouche à miel en reniflant ses hydrocarbures cuticulaires, une pellicule imperméable qui recouvre sa carapace (la cuticule). « Chaque colonie possède un profil olfactif, un parfum particulier, explique Martin Giurfa, professeur de classe exceptionnelle en neurosciences à l’université Paul-Sabatier (Toulouse). Chez les insectes sociaux, pas seulement les abeilles, l’identité coloniale permet à chaque individu de la colonie de reconnaître non seulement ses partenaires mais aussi les intrus. En période de disette, il arrive que des abeilles s’attaquent à d’autres colonies. »
Mais un mystère demeure. « Lors du fameux vol nuptial, plein de bourdons fécondent la reine. Une seule mère et… des dizaines de pères différents ! Comment se fait-il, alors, qu’au sein d’une colonie à la diversité génétique très importante, les abeilles possèdent finalement toutes la même signature chimique ? »
Une étude américaine, parue dans Science Advances le 14 octobre, apporte de premières réponses : c’est la flore bactérienne intestinale des abeilles, le microbiome, qui influence le cocktail d’hydrocarbures cuticulaires. « Chaque colonie d’abeilles possède en réalité un microbiome spécifique. Cela n’avait jamais été montré avant ! », se réjouit Cassondra Vernier (Université Washington, Saint-Louis, Etats-Unis), autrice de l’étude. « On savait que de nombreux facteurs pouvaient influencer ce profil, comme la génétique, le régime alimentaire, l’âge, la température. Mais on ne savait pas exactement pourquoi les colonies possédaient des signatures chimiques différentes. » En partageant constamment de la nourriture entre elles, les abeilles échangent aussi leur cocktail microbien.
Une flore qui influe sur le comportement.
Mais la manière dont la flore bactérienne parvient à modifier le profil olfactif des abeilles reste encore un mystère : les bactéries ne peuvent pas accéder aux œnocytes, les cellules sous-cutanées des abeilles synthétisant les hydrocarbures cuticulaires. La chercheuse suppose qu’« il est plus probable que le microbiome influence la qualité de la signature chimique, en modifiant l’expression des enzymes utilisées dans ces réactions biochimiques ou en fournissant différents composés aux œnocytes ». En métabolisant les sucres, les bactéries produisent des molécules que les abeilles peuvent utiliser pour synthétiser les hydrocarbures cuticulaires, phéromones impliquées dans la reconnaissance coloniale mais aussi sexuelle et sociale (ventileuses, gardiennes, nettoyeuses…).
Que les interactions hôte-flore bactérienne jouent un rôle important est un fait connu chez d’autres animaux. « Certains aspects du comportement animal en général, et en particulier de la sociabilité, peuvent avoir évolué via une codépendance entre les animaux hôtes et leurs microbes », explique Cassondra Vernier. Une étude internationale de 2019 montre qu’un traitement antibiotique produit un effet sur les comportements de reconnaissance et d’agression chez les fourmis coupe-feuille, « suggérant une corrélation entre les profils chimiques et la présence de certaines espèces microbiennes dans l’intestin ». De nombreuses études ont démontré que la flore bactérienne est capable de réguler la biodisponibilité d’un grand nombre de molécules qui influent sur le comportement social des animaux, y compris les glucocorticoïdes, les hormones sexuelles et les neurotransmetteurs.
« Le microbiome, c’est un sujet à la mode », admet Martin Giurfa. Lui-même n’y échappe pas puisqu’il cherche à savoir à quel point la flore bactérienne peut affecter les capacités d’apprentissage et de mémorisation des abeilles. Si de nombreuses questions restent encore sans réponse, Cassondra Vernier est certaine d’une chose : « L’effet du microbiome sur le comportement de l’hôte est en train de devenir une règle fondamentale de la vie. »
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