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Des abeilles et des hommes

(par Jean-Michel Normand)

Est-ce parce qu’elle donne le miel et la cire ? Ou parce que son organisation sophistiquée fait étrangement écho aux sociétés humaines ? A moins que ce ne soit à cause d’un caractère à la fois farouche et discipliné qui rend sa domestication incertaine, ou de sa manière de se poser au confluent du végétal et de l’animal. Protéiforme et teintée de mystère, la fascination qu’exerce l’abeille perdure depuis des millénaires, mais elle a connu des intermittences.

1. Du néolithique à nos jours, cet insecte au mode de vie et aux dons si particuliers a accompagné, et parfois inspiré, l’histoire de l’humanité.

  La trace la plus ancienne du long compagnonnage entre l’abeille et les hommes est une peinture rupestre remontant à cinq mille ans, découverte il y a tout juste un siècle près de Valence, en Espagne. En équilibre précaire au sommet d’un cordage, une frêle silhouette – peut-être celle d’une femme – encerclée par un nuage d’abeilles tient un panier. Son autre main est plongée à l’intérieur d’une petite cavité, au beau milieu de la colonie. Les cueilleurs de miel du début du néolithique avaient le cœur bien accroché.

  « Lune de miel »

L’Egypte des pharaons invente des ruches en poteries d’argile ou en terre cuite, empilée horizontalement. Dans la basse vallée du Nil, l’abeille née des larmes du dieu solaire Rê tombées sur terre est le symbole royal. Son miel compose un breuvage que les jeunes mariés devront boire pendant trente jours (d’où la fameuse « lune de miel ») et participe de la pharmacopée ainsi que des rituels d’embaumement.

Les Grecs veulent percer les secrets de la très policée société des abeilles, dont l’habitat est toujours d’une propreté parfaite et que jamais l’on ne voit copuler. Aristote les consacre comme « divines » et confirme qu’elles se répartissent en trois castes : les ouvrières, les faux-bourdons (les mâles) et un roi. Pas question pour lui d’envisager que la ruche soit gouvernée par une reine ! A la tête de la colonie ne peut régner qu’un roi, puisque cette abeille plus grande que les autres et qu’entoure en permanence un cortège d’ouvrières est pourvue d’un dard.

Or, fait valoir le philosophe grec, « la nature ne donne d’armes pour le combat à aucune femelle ». Mais alors, comment expliquer que ce roi ponde des milliers d’œufs ? Réduit aux conjectures, Aristote en vient à se demander si le souverain n’est pas hermaphrodite. A défaut de faire avancer l’entomologie, ses travaux consacrent la mystique de l’abeille, animal associé à une vision du monde.

Trois siècles plus tard, Pline l’Ancien s’émerveille devant ces insectes, « les seuls à avoir été faits pour l’homme ». « Les abeilles, écrit-il dans son Histoire naturelle, extraient le miel, suc très doux, très léger et très salutaire ; fabriquent la cire qui a mille usages dans la vie, exécutent des ouvrages, ont une société politique (…) des chefs communs et ce qui est plus merveilleux, elles ont une morale. »

Au Moyen Age, une ruche figure d’abord un élément de patrimoine. La loi salique (le code pénal des Francs) prévoit que son vol soit puni bien plus sévèrement que celui d’un cochon. L’abeillage, impôt en nature prélevé par le seigneur ou les autorités religieuses, fait l’objet d’un strict recensement des colonies et sur les blasons de la noblesse, l’héraldique fait grand cas de la mouche à miel, comme on appelle alors le plus couramment les abeilles, symbole d’obéissance et de labeur.

Toutefois, l’époque reste pétrie de déférence vis-à-vis de l’abeille. Dans les enluminures, « les scènes d’apiculture font la part belle aux épisodes de capture d’un essaim, un moment qui, aujourd’hui encore, reste magique pour tout apiculteur », souligne Catherine Mousinho, spécialiste de l’histoire de l’apiculture et doctorante à l’université Rennes-II.

Jusqu’au XVIe siècle, c’est surtout le miel qui compte. Puis, le produit le plus valorisé devient la cire, dont on fait bougies, tablettes d’écriture et sceaux. La ruche en paille ou en osier apparaît plus adaptée que les autres techniques qui consistent, par exemple, à aménager un abri pour les abeilles dans une section de tronc d’arbre creusée. Elle se prête plus facilement au cruel exercice de la noyade de la colonie, voire de son asphyxie, en utilisant une mèche de soufre. « Dans son bestiaire, rappelle Catherine Mousinho, Léonard de Vinci condamne cette pratique, qu’il juge barbare, mais plus de quatre siècles s’écouleront avant que l’on interdise l’étouffage des ruches. »

Grâce aux Lumières (et à l’invention du microscope), Apis mellifera commence à livrer ses secrets. En 1669, le médecin hollandais Jan Swammerdam établit qu’une ruche s’organise autour d’une femelle. La reine – fécondée lors de son vol nuptial – et ses filles les ouvrières règnent sans partage. L’été venu, les faux-bourdons (abeilles mâles incapables de se défendre, car dénuées de dard) sont expulsés manu militari. Si la colonie est un microcosme de la société des hommes, ce n’est donc pas de celle que l’on croit. N’en déplaise à Voltaire, apiculteur assidu sur ses terres de Ferney (Ain), enclin à se gausser de ces « fables » d’une « prétendue reine qui se fait faire soixante à quatre-vingt mille enfants par ses sujets ».

Supplément d’âme

Décryptée, mais pas tout à fait désacralisée, l’abeille conserve son supplément d’âme. D’innombrables croyances continuent d’irriguer le folklore populaire. En Bretagne et en Lorraine, on assure que les abeilles quittent la ruche si une dispute éclate au sein du foyer. En Allemagne, en Ecosse ou dans les Deux-Sèvres, elles iront piquer de préférence maris infidèles et jeunes filles ayant perdu leur virginité. Dans la Vienne, elles sortent leur dard pour rappeler aux vivants de prier pour le salut des trépassés.

Malgré l’activisme de quelques érudits – instituteurs, ecclésiastiques ou intellectuels –, les techniques d’élevage modernes, en particulier la ruche à cadres mobiles qui permet de prélever le miel sans compromettre la survie de la colonie, ne parviendront à s’imposer que tardivement, à la fin du XIXe siècle. Au siècle suivant, l’apiculture reste une activité mineure et souvent archaïque. A l’aube des « trente glorieuses », le choc de la confrontation avec l’agriculture hyperproductive est rude. Les empoisonnements d’abeilles par les épandages de DDT sur les champs de colza sont passés par pertes et profits, mais, à la fin des années 1990, Maya l’abeille redevient Apis mellifera.

Les préoccupations environnementales commencent à être prises au sérieux et les insecticides systémiques (contenus dans l’enrobage des graines) provoquent des surmortalités massives qui ne peuvent plus passer sous les radars. « Cet insecte qui suscitait peu d’attention au cours des dernières décennies est devenu une espèce à ce point emblématique que sa préservation semble désormais concerner tout un chacun », soulignent Agnès Fortier, Lucie Dupré et Pierre Alphandéry dans l’ouvrage collectif Apicultures (Etudes rurales n° 206).

L’ex-émissaire des dieux est devenue la messagère des atteintes à la biodiversité. La faute à l’agrochimie et aux néonicotinoïdes – aujourd’hui encore en partie autorisés en France –, mais aussi à l’appauvrissement des paysages, aux perturbations climatiques et à l’invasion de prédateurs exotiques tels le frelon asiatique et l’acarien Varroa destructor.

Rien n’oblige pourtant à s’en tenir à la seule vision d’une abeille réduite à faire son miel de notre mauvaise conscience environnementale, voire, cerise sur le gâteau de cire, accusée de tirer à elle toute la couverture du pathos en éclipsant les misères des autres pollinisateurs. « Tout ne va pas pour le mieux, mais on constate moins de phénomènes d’effondrement brutal des populations alors qu’au niveau mondial le nombre de ruches est plutôt stable », plaide Paul Fert, auteur du livre Abeilles, gardiennes de notre avenir (Rustica, 2017) et apiculteur dans le Sud-Ouest.

« Tant que l’on saura veiller sur elles, les abeilles ne disparaîtront pas », veut croire Thierry Duroselle, président de la Société centrale d’apiculture (SCA), heureux de voir perdurer la fascination qu’exerce Apis mellifera. Les cours d’apiculture que dispense au jardin du Luxembourg, à Paris, la SCA, vénérable institution créée en 1856, continuent de voir affluer chaque année deux fois plus de candidats que les 200 places disponibles.

2. Toutes les religions, même les plus anciennes, ont célébré plus ou moins directement l’abeille et le fruit de son travail, le miel. Il est vrai que l’une et l’autre se prêtent à merveille aux paraboles

Il ne serait pas impossible que les dieux éprouvent un faible pour l’abeille. Nul autre animal ne s’est prêté avec autant de zèle au délicat exercice de leur communication avec les hommes. Apis mellifera apparaît à ce point universelle qu’aucune croyance n’a tenté de s’arroger pour elle seule son incomparable aptitude à susciter la parabole. Devant l’Eternel, pas de jaloux ; toutes les religions, monothéistes ou non, sont allées butiner dans la ruche du sacré.

Messagère aux manifestations souvent spectaculaires, l’abeille peut entretenir des rapports filiaux avec le divin. La légende des Celtes raconte que la déesse mère Henwen, qui se présente sous l’apparence d’une truie, donne naissance, entre autres, à un grain de blé et à une abeille pour les mettre au service des humains. Dans la mythologie grecque, la nymphe Mélissa (qui signifie abeille) découvre le miel dont elle s’empresse de nourrir le tout jeune Zeus. Plus tard, celui-ci mélangera cette douce substance à un vomitif qui forcera son père Cronos à régurgiter les enfants qu’il avait dévorés.

Comme l’insecte mellifère porte aussi l’âme des défunts, Platon qui s’interroge sur la réincarnation est persuadé que ceux qui « se sont adonnés à la vertu sociale et physique » renaîtront sous cette forme. Chez les Mayas, plusieurs dieux prennent l’apparence de la mélipone, cette petite abeille d’Amérique centrale aux yeux bleus qui ne pique pas et produit un excellent miel.

Charisme

Le miel, justement, dont l’élaboration recèle bien des mystères, contribue pour beaucoup au charisme de l’abeille même si, lorsque Dieu dévoile à Moïse la terre promise de Canaan en désignant « un pays où coulent le lait et le miel », il s’agit de miel (ou plutôt de sirop) de datte. Dans la religion juive, le vrai miel, substance produite à partir du nectar des fleurs transformé par l’insecte, est considéré comme casher. Sauf s’il s’agit de miel de miellat, produit par les abeilles à partir d’un liquide exsudé par les pucerons. En hébreu, miel dérive de la même racine que le mot « parole » et la seule femme parmi les Juges d’Israël, l’une des rares prophétesses de la Bible, s’appelle Déborah, autre prénom qui signifie abeille. Dans L’Ane et l’Abeille (Albin Michel, 2014), Gilles Lapouge rappelle que « les kabbalistes enseignent que le murmure de la ruche est un écho du Verbe créateur ».

Pourtant, le Nouveau Testament fait disparaître l’abeille. « A examiner de près les Evangiles, on n’y trouve aucune mention. Pas la moindre allusion,  pas  même  le  plus  petit  usage symbolique »,constatent Pierre-Henri et François Tavoillot dans L’Abeille (et le) Philosophe (Odile Jacob, 2015). Explication : « La place de la médiation [la fonction d’intermédiaire entre Dieu et les hommes] est occupée, et bien occupée, par le Christ lui-même qui en détient pour ainsi dire le monopole. »

Dès les premiers siècles du christianisme, l’abeille ne va pas tarder à faire son retour. Ce sera sous l’égide des Pères de l’Eglise et avec une nouvelle mission, celle de guide spirituel. Désormais, son aura procède de sa moralité exemplaire et de son vertueux modèle d’organisation sociale. « Dieu dans son immense bonté a rempli de sens ce petit insecte afin que tous, même les plus modestes, les illettrés, les pauvres d’esprit puissent y voir le chemin du salut. La ruche devient une sorte d’image pieuse, un Evangile pour les nuls… », résument Pierre-Henri et François Tavoillot.

Evêque de Milan, saint Ambroise (339-397), dont la légende dit que des abeilles vinrent emplir sa bouche alors qu’il était nouveau-né, – Platon, Homère, Virgile ou encore sainte Rita eurent droit à la même faveur, promesse d’éloquence –, s’impose comme un laudateur des apiculteurs dont il deviendra le saint patron. Il est vrai que l’énergie de la ruche comme sa discipline spontanée et son sens de la hiérarchie offrent de quoi composer d’édifiantes métaphores.

Saint Ambroise en fait un modèle pour l’organisation de la vie monastique (moines et abeilles ne logent-ils pas dans des cellules ?) et surtout un éloge de la chasteté. Apis mellifera apparaît ainsi comme la confirmation de la réalité de l’immaculée conception. « La virginité en effet mérite d’être comparée aux abeilles ; comme elles, diligente, pure, chaste. L’abeille se nourrit de rosée. La vierge aussi a sa rosée : la parole de Dieu car les paroles de Dieu descendent comme la rosée » professe saint Ambroise dans l’un de ses sermons retranscrit sous l’intitulé

De la virginité

Les parallèles foisonnants entre la vraie vie des abeilles – ou plutôt ce que l’on en croit savoir à l’époque – et ce que devrait être celle d’un bon chrétien peuvent cependant dérailler. En butant par exemple sur l’essaimage, ce phénomène qui voit parfois la vieille reine, chassée par la naissance d’une jeune, quitter la ruche en compagnie d’une partie des ouvrières restées fidèles. A mesure que des tensions naissent au sein de la chrétienté, cette symbolique va exprimer pour les uns une exception à la règle d’infaillibilité de l’abeille, et pour les autres imposer un devoir d’émancipation.

Allégorie implicite

L’Inquisition, en effet, subodore de fort suspectes corrélations entre les rebelles hérétiques et les abeilles essaimeuses. Dans Les Apiculteurs (vers 1568), l’une de ses dernières gravures, Brueghel l’Ancien joue sur cette suspicion, mais pour la déconstruire. Il représente des hommes en pleine récolte portant un masque et une tenue de protection, évoquant des inquisiteurs explorant les âmes des fidèles comme on ouvre d’autorité une ruche pour en récupérer cire et miel. Perché dans un arbre, un enfant leur tourne le dos ; il regarde en direction d’une église dépourvue de croix.

Il faut sans doute voir là l’expression discrète d’une sympathie de Brueghel le catholique à l’égard de la Réforme qui subit alors les rigueurs de l’Inquisition espagnole en Flandre. Une allégorie implicite à l’essaimage, en version religieuse.

Luther, quant à lui, retourne l’accusation sécessionniste formulée par l’Eglise en accusant cette dernière de s’éloigner de la foi originelle et donc de pratiquer « l’essaimage »(« Schwärmerei »). Le terme désigne également certains groupes se réclamant de sa pensée et avec lesquels il est en désaccord. L’abeille n’est plus une aimable bête à bon Dieu, mais un trébuchet d’évaluation de la rectitude religieuse. Elle n’avait peut-être pas mérité cela.

Dans le Coran, elle est moins omniprésente, mais apparaît aux moments importants. Lors de l’hégire, ce sont les abeilles qui contribuent à guider Mahomet et les premiers croyants de La Mecque vers Médine. Ferventes émissaires, elles vrombissent encore à proximité de l’archange Gabriel lorsque celui-ci vient apporter le message divin au Prophète. Selon l’un de ses hadiths (paroles lui étant directement attribuées), ce dernier affirme que les insectes volants iront brûler en enfer. A la seule exception de l’abeille, bien sûr.

La religion musulmane fait également grand cas du miel, « un bienfait du ciel ». Au paradis promis aux pieux coulent « des ruisseaux d’eau (…), des ruisseaux du lait (…), et des ruisseaux du vin délicieux à boire, ainsi que des ruisseaux du miel purifié ». Une sourate intitulée Les Abeilles célèbre « une liqueur de diverses couleurs et aux effets salutaires pour les hommes » dans laquelle il convient de percevoir « un signe pour des gens qui réfléchissent ». Le Prophète vante avec insistance ses vertus médicinales. « Pour vous, il est deux remèdes : le Coran et le miel », dit-il aux musulmans.

L’hyménoptère (sa catégorie d’insecte) s’est aussi trouvé des accointances sacrées avec Bouddha, parfois représenté comme entièrement constitué d’abeilles, et en Inde avec le dieu Prana, expression de la force vitale, souvent entourée d’un cercle d’insectes mellifères.

Krishna et Vishnu, quant à eux, peuvent apparaître sous la forme d’une abeille bleue posée sur une fleur de lotus. Selon les préceptes enseignés aux jeunes bonzes, le sage doit vivre parmi les siens en harmonie avec le monde qui l’entoure, « comme l’abeille qui, sans altérer la couleur et le parfum des fleurs, s’envole en emportant leur suc ». Dans le bouddhisme, le bourdonnement régulier d’une ruche n’a rien d’ordinaire ni de banal. Il est associé à la montée de l’énergie qui conduit à l’extase du nirvana.

3. Autrefois érigée en symbole de la royauté ou de l’Empire, l’abeille fascine par son modèle de société, dans lequel les idéologues trouvent toujours matière à réflexion

S’agissait-il vraiment d’abeilles ? Les historiens en doutent. Aujourd’hui, ils penchent plutôt pour des hannetons, des cigales, peut-être des mouches. Au fond, peu importe. Lorsque, en 1653, trente insectes d’or et d’émail sont exhumés près de Tournai (Belgique) du tombeau de Childéric Ier, roi des Francs saliens et père de Clovis, ils sont pieusement recueillis et l’abeille élevée sur-le-champ au rang d’emblème primitif des rois de France. Les nobles reliques sont remises en grande pompe à Louis XIV.

Il n’en fallait pas davantage aux zélateurs du futur Napoléon 1er, réuni au sein d’une commission spéciale du Conseil d’Etat, pour hisser l’abeille au côté de l’aigle romaine. Un attribut de plus au service du nouveau régime à l’aube du couronnement de 1804. L’empereur ne voit que des avantages à parsemer d’abeilles d’or son manteau de velours pourpre.

Cet animal fait fi des frontières, inspire la crainte autant que l’empathie, incarne un idéal de discipline et d’ardeur au travail. Accessoirement, il adresse un clin d’œil à la France des campagnes qui n’a pas toujours porté la Révolution dans son cœur. Et puis, le storytelling des insectes découverts à Tournai permet de phagocyter de manière subliminale l’héritage monarchique. Une aubaine.

Quatre décennies plus tard, Napoléon III, qui s’empresse de convoquer l’impérial hyménoptère (la catégorie d’insecte de l’abeille), va découvrir qu’en politique les symboles peuvent se retourner contre celui qu’ils sont censés servir. Orphée aux enfers, l’opéra-bouffe créé en 1858 par Offenbach à l’apogée du Second Empire, fait danser un Jupiter – alias l’empereur – déguisé en mouche plutôt qu’en abeille. L’intéressé rit jaune.

Quant à Victor Hugo, il lance depuis Jersey un appel à la rébellion dans un poème intitulé Le Manteau impérial : « Ruez-vous sur l’homme, guerrier ! Ô généreuses ouvrières/Vous le devoir, vous la vertu/Ailes d’or et flèches de flamme/Tourbillonnez sur cet infâme/Dites-lui : “Pour qui nous prends- tu ?” ».

Révolutionnaire par nature

La révolution française avait couvé l’abeille du regard. Mais pas au point de l’adouber. En octobre 1795, le ci-devant François-Antoine Daubermesnil, député du Tarn à la Convention, s’enflamme à la tribune : pourquoi ne pas décider que, dorénavant, une ruche figure sur le frontispice de tous les bâtiments publics ? Travailleuse, altière, ignorant les privilèges et toujours prête à défendre sa ruche-patrie, l’abeille est révolutionnaire par nature. D’ailleurs, au IVe siècle avant notre ère, Platon voulait construire des villes semblables à des ruches – un cauchemar d’urbaniste, dirait-on de nos jours… – et s’en était inspiré pour imaginer sa République. L’idée est tentante.

Jean-François Barailon, médecin et député de la Creuse, prend alors la parole devant la Convention. Sous les rires et les applaudissements, il rappelle que la colonie est dirigée par une reine « à laquelle toutes les abeilles font leur cour ». On fait mieux comme symbole républicain. Il n’aura même pas à mentionner que, très exactement deux ans auparavant, les élus du peuple avaient envoyé à la guillotine la souveraine des abeilles de France. La proposition d’orner d’un rucher bourdonnant tous les frontons des bâtiments publics fut balayée sine die.

Estampillée royaliste, l’abeille peine à se défaire de cette réputation qui trouve un écho outre- Atlantique. Apis mellifera, introduite dans les prairies du Nouveau Monde par les colons blancs, « n’est pas native de notre continent », glisse malicieusement Thomas Jefferson en 1782, mettant en exergue la nature ontologiquement républicaine de la Constitution des jeunes Etats-Unis.

Le bouillonnement idéologique du XIXe siècle va faire fi de cette polarisation et rétablir l’abeille dans son statut d’animal politique, loin de tout sectarisme. Capable de se glisser dans toutes les épopées religieuses, elle va épouser avec la même aisance les théories les plus diverses, illustrer avec autant de conviction les causes les plus variées et les plus contradictoires. Elle est de tous les partis, de toutes les parties, mais sans jamais retourner sa veste. En observant la ruche, le penseur en quête d’un modèle de société est assuré de trouver de quoi faire son miel.

Au royaliste de stricte obédience qui voit dans la structure pyramidale du collectif apidé la légitimation naturelle du pouvoir absolu, le partisan d’une monarchie constitutionnelle pourra rétorquer que la reine ne règne que si les ouvrières la jugent apte à le faire.

A l’autre extrémité de l’échiquier, Proudhon admire cet « instinct aveugle, mais convergent et harmonique » qui distribue les tâches entre les ouvrières. Dans la société idéale des hommes-abeilles, il énonce dans son manifeste anarchiste Qu’est-ce que la propriété ? : « Chacun sans chercher la raison de son travail, sans s’inquiéter s’il fait plus ou moins que sa tâche (…) apporterait son produit, recevrait son salaire, se reposerait aux heures, et tout cela sans compter, sans jalouser personne. » Certains entomologistes qualifient de « communiste », au sens littéral du terme, cet insecte toujours enclin à faire passer le collectif avant l’individuel.

Collectivité égalitariste

La vision de Proudhon, selon laquelle l’abeille incite à récuser toute autorité supérieure surtout si elle est étatique, déplaît à Karl Marx. Certes, admet-il, nul architecte n’est assez habile pour créer une alvéole aussi parfaite que celle d’une abeille. Mais, ajoute-t-il, « ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche ». La supériorité de l’homme tient à la conscience qu’il a de ses actions alors que l’abeille ne pense pas le parfait hexagone de cire qu’elle exécute.

Adolphe Thiers, chef de file des Versaillais lors de la Commune et viscéralement allergique aux théories socialistes, rejoint Marx lorsqu’il s’agit de remettre l’abeille à sa place. Cette collectivité égalitariste qui séduit tant les penseurs du mouvement ouvrier est pour lui un parfait repoussoir. Le synonyme d’une humanité « esclave de l’instinct », privée de cette « liberté qui consiste à pouvoir se tromper, à pouvoir souffrir ». Libéraux et marxistes dont l’affrontement domine le XXe siècle vont conclure une alliance objective pour écarter l’abeille du champ de bataille des idées politiques.

De ces années où Apis portait les idéologies naissantes sur les fonts baptismaux demeure le legs de l’économie coopérative et mutualiste, grande consommatrice d’allégories apicoles. Au milieu du XIXe siècle, l’entrepreneur Jean-Baptiste André Godin, adepte de l’« association coopérative du capital et du travail », édifie à Guise (Aisne) le « familistère », un ensemble de logements avant- gardiste destiné à offrir « dignité et bien-être » aux ouvriers de sa fonderie. Le modèle en est une ruche « dont la reine est la solidarité ».

Nombre d’organismes de prévoyance ou d’assurance mutuelle continuent de se prévaloir du patronage de l’abeille, dont la réputation d’intelligence collective a toujours plu aux francs-maçons. Ils se retrouvent dans des loges qu’ils baptisent « ruches » et réservent à l’hyménoptère une place de choix dans leur bestiaire.

L’abeille n’a pourtant pas besoin que les hommes l’intronisent dans leurs jeux de pouvoir pour que sa nature d’animal politique saute aux yeux. Il suffit de la voir à l’œuvre. A l’intérieur de la ruche, ce sont les ouvrières qui choisissent les futures reines en décidant de nourrir plusieurs larves exclusivement avec de la gelée royale. La première née pratiquera l’assassinat politique en éliminant ses rivales puis fomentera un coup d’Etat pour forcer la reine sortante à faire scission avec les membres de la colonie lui étant restés fidèles.

Une fois à l’extérieur, l’essaim échappé devra choisir un nouveau nid. Les divers points de chute sélectionnés par les éclaireuses seront soumis à l’approbation collective lors d’une sorte d’assemblée générale. Les ouvrières favorables à chaque destination effectueront une danse à laquelle les autres seront invitées à se joindre pour marquer leur soutien. Jusqu’à ce qu’un consensus général s’opère au sein de la collectivité qui s’envolera vers sa nouvelle demeure sans qu’aucun de ses membres fasse défection. Un élan vital encadré par le centralisme démocratique.

4. Dégradation de la qualité du miel, intoxications massives des abeilles… L’apiculture n’a jamais fait bon ménage avec l’agriculture moderne. Voire avec l’agriculture tout court

En 2013, à l’occasion de l’exposition « Abeilles », le Jardin botanique de Neuchâtel, en Suisse, eut l’idée de proposer aux visiteurs de déposer un pot de miel rapporté d’un voyage à l’étranger. Près de 300 échantillons furent ainsi recueillis et analysés par les services de l’université de la ville. Verdict : trois miels sur quatre contenaient au moins un type de néonicotinoïde et 45 % deux ou plus. Les plus fortes concentrations de ce pesticide dont la structure chimique est dérivée de la nicotine et qui s’attaque au système nerveux des insectes provenaient d’Amérique du Nord. Suivaient de près l’Asie et l’Europe.

Ce simple coup de sonde, reflet d’une contamination à grande échelle – certes en deçà des seuils de dangerosité pour l’homme – a provoqué un vif émoi bien au-delà du monde de l’apiculture. Depuis, d’autres mauvaises nouvelles se sont accumulées, confirmant l’altération de la qualité des miels. Telle cette enquête de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) de 2019 faisant apparaître que 43 % des nectars commercialisés en France peuvent être considérés comme « non conformes ». Etiquetage trompeur voire mensonger sur l’origine géographique et mellifère, produit « adultéré »avec des ajouts de sirop de glucose.

Bref, nous importons en partie du miel qui n’en est pas vraiment pour satisfaire une consommation nationale de 40 000 tonnes par an alors que la production des ruchers français (entre 9 000 et 20 000 tonnes, selon les années et les caprices du printemps) a été divisée de moitié depuis vingt- cinq ans.

Crise de l’écosystème

Cette dégradation qualitative reflète crûment la crise qui a saisi l’ensemble de l’écosystème de l’abeille. Ce malaise traduit l’incompatibilité manifeste et fort ancienne entre apiculture et logique productiviste. Apis  mellifera,  dont  l’activité  est  dépendante  de  conditions  météorologiques forcément versatiles, s’intègre mal, voire pas du tout, aux processus d’industrialisation généralisée qui ont bouleversé son environnement naturel lors des dernières décennies.

Dans le numéro spécial « Apicultures » de la revue Etudes rurales (n° 206, 2020), Agnès Fortier, Lucie Dupré et Pierre Alphandéry évoquent un processus  de « rupture  entre  agriculture  et apiculture » particulièrement marqué en France et qui, désormais, a éclaté au grand jour. « La mortalité massive des abeilles agit comme un révélateur des changements profonds liés à la modernisation agricole, des transformations de l’espace rural et de la remise en cause de notre rapport au vivant », relève ce trio de sociologues et d’anthropologues.

Les premières escarmouches entre producteurs de miel et promoteurs d’un modèle agricole hyperproductif ne datent pas des néonicotinoïdes. En 1947, l’Union nationale de l’apiculture française (UNAF) nouvellement constituée dénonçait déjà l’ampleur des hécatombes provoquées par les épandages phytosanitaires sur les champs de colza. Depuis, les organisations apicoles, incapables de se fédérer sous une bannière unitaire, et le syndicalisme agricole n’ont cessé d’entretenir des rapports houleux.

Dernier exemple en date, la polémique née d’une tribune parue le 15 avril dans Le Monde, cosignée par Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, et Eric Lelong, président de l’interprofession apicole Interapi et considéré comme proche du syndicat agricole majoritaire. Le texte appelait à « ne pas se focaliser sur l’interdiction de certains produits de traitement que nos voisins européens continueront à utiliser ». Autrement dit, à ne pas pénaliser les agriculteurs français en leur interdisant de recourir à de tels produits. Ce plaidoyer prononcé au nom de la compétitivité de l’agriculture nationale a suscité, en retour, une autre tribune signée par les principaux syndicats apicoles dénonçant « la dictature agrochimique sans issue » prônée, selon eux, par la FNSEA et ses alliés. Ambiance.

Alors que l’apiculture européenne est restée fidèle à une forme d’organisation traditionnelle, l’Amérique du Nord et la Chine ont opté pour une exploitation intensive de l’abeille, au risque d’aller au-devant de mortalités importantes. D’avril 2020 à avril 2021, 31 % des colonies d’abeilles américaines auraient péri. Pourtant, un million et demi de ruches convergent chaque année vers les champs de Californie, non pas pour produire du miel, mais afin de polliniser les cultures d’amandiers, mais aussi de pommes, de myrtilles ou d’airelles.

Dans son ouvrage Abeilles gardiennes de notre avenir (Rustica, 2017), Paul Fert souligne les effets néfastes de ce système : « Bien qu’ils récupèrent une partie de leurs colonies en mauvais état, affaiblies par le manque de diversité de leur alimentation imposé par la monoculture, mais aussi par les épandages de pesticides qui ne sont pas interrompus en période de floraison, les apiculteurs américains sont chaque année au rendez-vous, d’autant plus attirés par les rétributions importantes proposées par les arboriculteurs que les prix du miel sont très bas en Amérique du Nord ». La mise à disposition, sur une courte période, d’une ruche qu’il aura parfois fallu transporter sur des milliers de kilomètres peut être rémunérée plus de 200 dollars (170 euros).

« Apiculteurs itinérants »

Régulièrement accusée d’inonder le marché avec du miel de médiocre qualité, voire mélangée avec du sirop de glucose ou divers édulcorants, l’apiculture chinoise recouvre, pour sa part, une réalité sociale méconnue. « L’essentiel de la production provient d’apiculteurs itinérants qui tirent profit de la diversité des climats et des paysages du pays pour récolter pendant la majeure partie de l’année », souligne Caroline Grillot.

Cette ethnologue, membre de l’Institut d’Asie orientale de Lyon, a suivi pendant six semaines, à travers quatre provinces du nord-est de la Chine, un groupe de ces transhumants. « Des paysans sans terre, entrepreneurs en faillite, chômeurs ruraux sans formation professionnelle engagés malgré eux dans une course au rendement et qui ont rarement choisi par passion ce métier qui les fait vivre en marge de la société », raconte-t-elle.

Ces « apiculteurs dominants convaincus que la nature est au service des hommes » font butiner une espèce d’origine italienne, Apis ligustica. Connue pour sa productivité (elle permet de réaliser cinq à huit récoltes par an sur le colza, l’acacia, la bruyère ou le vitex, dit aussi l’arbre au poivre), elle supporte bien les divers écosystèmes dans lesquels elle est successivement plongée. Revers de la médaille : elle est moins résistante aux maladies et aux parasites qu’Apis cerana, son homologue asiatique.

La nécessité de maintenir le rythme de la transhumance comme la pression exercée par les grossistes auxquels ils vendent leur production incite souvent ces apiculteurs itinérants à récolter des miels immatures, dont le taux d’humidité excède la norme (de 18 % à 20 %). Au hasard de leurs pérégrinations, ils évitent certaines zones, en particulier les grands vergers connus pour faire l’objet de traitements phytosanitaires massifs. « Cela explique que des agriculteurs, faute d’abeilles disponibles, sont parfois contraints de réaliser la pollinisation à la main », poursuit Caroline Grillot.

Premier producteur et exportateur mondial de miel, la Chine fait figure de contre-modèle. Les autorités européennes, qui redoutent un nivellement par le bas, s’inquiètent de la démarche engagée par Pékin auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) afin que soit élaborée une norme ISO définissant ce qu’est le miel et précisant notamment le taux d’humidité toléré ou la dilution acceptable de sirop de sucre.

Peut-être faudrait-il que les défenseurs d’un modèle vertueux balaient au préalable devant leur ruche. A commencer par les autorités françaises. A ce jour, celles-ci n’ont toujours pas été en mesure de publier le décret d’application de la loi de 2018 sur l’étiquetage précisant – ce qui devrait pourtant être la moindre des choses – les pays d’origine du produit. Cette précision sera sans objet sur les pots du « premier miel vraiment végan réalisé sans abeilles » dont la commercialisation est attendue en fin d’année. Un pur produit de synthèse élaboré par une start-up californienne, MeliBio.

5. Héraut d’une apiculture « naturelle », cet universitaire américain aux méthodes de recherche singulières, considère que le modèle à suivre est celui de l’abeille sauvage plutôt que « domestiquée »

Dans les congrès internationaux d’apiculture, il faut jouer des coudes pour assister à ses conférences, et ses livres, quoique du genre pointu, sont des best-sellers. L’universitaire américain Thomas D. Seeley a percé plus d’un secret de la société des insectes à miel. Habile vulgarisateur convaincu que ces histoires sont trop belles pour rester l’apanage d’un cercle restreint de scientifiques, ce professeur de neurobiologie à l’université de Cornell, dans l’Etat de New York, est aussi devenu le chantre d’une nouvelle apiculture, centrée sur Apis mellifera (l’abeille) et non plus sur Homo sapiens.

Thomas Seeley, 69 ans, n’a jamais cessé d’arpenter les forêts profondes qui entourent Ithaca, dans l’est de l’Etat de New York. C’est ici que, à l’âge de 10 ans, il surprit au cours d’une balade un essaim vrombissant sur le point de prendre possession d’une cavité creusée au sommet d’un noyer. Cette première rencontre a façonné son rapport à l’abeille.

Là où d’autres s’enferment dans un laboratoire pour séquencer un génome, ou scrutent les parois vitrées d’une ruche expérimentale, il préfère confronter l’état de la science à ses observations effectuées in situ.  Par inclination personnelle, mais  aussi  parce  qu’il a forgé son  aura de « beewhisperer » (« l’homme qui chuchote à l’oreille des abeilles ») sur cette aptitude à s’ancrer dans la sacro-sainte réalité du terrain pour donner à voir la vraie vie des abeilles.

Ruches-tests

Vêtu d’une chemise de bûcheron, d’un pantalon de toile, de chaussures de marche, sa casquette de base-ball vissée sur le crâne, il a dû déployer des trésors d’ingéniosité pour remonter la piste des abeilles forestières vers leur logis. Ou suspendre des ruches-tests bien haut entre deux arbres pour éviter que les ours ne viennent se servir.

L’un des premiers faits d’armes du professeur Seeley est d’avoir mis au jour l’énigme de la « danse tremblante » de ces insectes. Depuis les travaux de l’éthologue autrichien Karl von Frisch (1886-1982), on sait que les abeilles communiquent entre elles en exécutant des danses. De retour à la ruche, une éclaireuse ayant découvert un acacia en fleur effectue, devant ses congénères, des boucles en forme de 8 dont la vitesse et l’orientation définissent la localisation de la zone de floraison ainsi que son abondance.

En revanche, von Frisch s’est toujours demandé pourquoi, de retour sur les rayons de cire, il arrivait que les ouvrières se trémoussent non plus en frétillant, mais en tremblotant. Le chercheur autrichien, Prix Nobel 1973 de physiologie et de médecine, avait proposé une récompense à quiconque résoudrait cette énigme.

En 1991, neuf ans après la disparition de von Frisch, Thomas Seeley a trouvé l’explication : en frissonnant de la sorte, la butineuse cherche à inciter davantage de congénères à venir prendre livraison du nectar ou du pollen qu’elle rapporte de ses pérégrinations. Comme une banque aurait besoin d’un renfort de guichetiers face à un brusque afflux de dépôts, explique-t-il. Chez les abeilles, aussi, faire la queue, c’est perdre son temps.

Seeley s’est aussi illustré en renouvelant le parallèle dressé depuis l’Antiquité entre le fonctionnement d’une colonie et la société des hommes. Derrière son ouvrage au titre délibérément anthropomorphiste (La Démocratie chez les abeilles, Quæ éditions, 2017), il compare une ruche à un « super-organisme ». Un cerveau collectif dont chaque individu constitue un neurone et qui déciderait, après délibération, de se débarrasser de la vieille reine ou d’étendre le nid à couvain (les larves) plutôt que de constituer des réserves de miel.

L’« intelligence en essaim » (swarm intelligence) – principe également invoqué lorsqu’il s’agit de coordonner le vol de dizaines voire de centaines de drones – procède d’une organisation non hiérarchisée, où la reine fait office de souverain constitutionnel plutôt que de monarque absolu. Une société capable de s’adapter à des situations complexes, mais ignorant les contestations ou les échappatoires individuelles. Un modèle heureusement non duplicable à l’échelle de l’homme.

Au milieu de ces analyses parfois arides, le talent de Seeley consiste à faire poindre quelques-unes de ses précieuses observations de terrain. Il revendique ainsi avoir décodé le cri légèrement strident qu’émet la reine pour battre le rappel des troupes juste avant l’envol de l’essaim hors de la ruche. Un curieux pépiement, qu’il se fait un malin plaisir d’imiter.

Au fil des années, Thomas Seeley – qui a donné son nom à une abeille solitaire d’Amérique centrale (Neocorynurella seeleyi) – s’est émancipé de son statut de conteur scientifique pour enfiler l’habit de l’apiculteur et se faire l’avocat d’un rapport différent entre l’homme et ses ruches. Paru en 2020, son dernier livre, L’Abeille à miel(Biotope éditions), suggère de s’inspirer du mode de vie des abeilles sauvages qu’il épie depuis tant d’années. Leur observation au long cours, assure-t-il, permet de conclure qu’elles sont plus résilientes et résistantes que leurs homologues domestiques.

Grande diversité génétique

Ces abeilles qui prospèrent à l’écart de l’homme vivent dans des espaces relativement réduits (en 1975, pour étayer cette observation, l’universitaire et un de ses collègues n’hésitent pas à abattre 21 arbres pour passer au crible les colonies qu’ils hébergeaient) et donc mieux isolés que les trop vastes ruches conçues pour maximiser artificiellement les récoltes.

Selon lui, leur grande diversité génétique a permis de générer des espèces plus robustes et résistantes aux ravages du varroa, redoutable acarien venu d’Asie. Aussi préconise-t-il de suivre les préceptes de ce qu’il baptise une « apiculture darwinienne » en laissant prévaloir la sélection naturelle. Ce qui impose, entre autres, d’opter pour des ruches de petite taille espacées d’au moins trente mètres, de renoncer à l’efficace traitement chimique antivarroa ou de ne pas faire obstacle à la fièvre d’essaimage du printemps, quand une partie de la colonie risque de s’échapper, compromettant la récolte de la saison.

Ce discours s’adresse aux amateurs éclairés. « Une petite minorité, plus soucieuse d’aider les abeilles que de les exploiter, admet Thomas Seeley, interrogé par Le Monde. Je les envisage comme des tuteurs d’abeilles plutôt que comme des apiculteurs ; la différence entre les deux groupes étant la même qu’entre ceux qui observent les oiseaux et les éleveurs de poulets. »« Aux Etats-Unis, s’indigne- t-il, les vastes exploitations apicoles savent qu’elles imposent une existence misérable aux abeilles, mais elles persistent parce que cela leur est profitable. »

Etienne Bruneau, administrateur délégué du Cari, influente association belge regroupant chercheurs et simples apiculteurs, se félicite de cette dichotomie qu’il juge féconde. « Seeley traite du bien-être animal et s’inscrit à contre-courant des consensus habituels. C’est un pionnier, qui sort des sentiers battus avec en plus un argumentaire scientifique respectueux des équilibres naturels », s’enthousiasme-t-il.

Plus mesuré, Yves Le Conte, directeur de recherches à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae), se dit impressionné par « la finesse et le bon sens de l’approche » de Thomas Seeley, mais souligne le fossé qui sépare l’universitaire et un milieu guère habitué à ce genre d’interpellation. « Son concept est un peu délirant à manier pour les professionnels, et j’en connais qui ne sont pas du tout emballés par ses thèses, dit-il. En fait, Seeley est moins intéressé par les apiculteurs que par l’abeille et ses interactions. »

Après avoir lancé le pavé dans la mare de l’« apiculture darwinienne », le très flegmatique Thomas Seeley s’est replongé au cœur de ses essaims. « Il y a encore tellement, tellement à observer et à découvrir sur la vie des abeilles »,confie-t-il. Par exemple ? « Comment font les faux bourdons (mâles) et les reines pour se retrouver dans les sites de reproduction aériens ? Selon quels mécanismes une colonie décide-t-elle d’élever une nouvelle reine ? Comment s’organise la spécialisation des tâches entre butineuses en quête d’eau, de pollen et de nectar? »

6. En France, les espèces solitaires sont menacées par le trop-plein des ruches urbaines et l’abeille noire autochtone par l’importation massive de souches étrangères. Entre elles, la concurrence fait rage.

Des ruches à Paris ? L’idée n’est pas nouvelle. A la fin du XIXe siècle, on en compte près de 1 300 et l’active ceinture maraîchère de la capitale contribue à assurer leur approvisionnement en ressources mellifères. Le siècle suivant voit le déclin de l’apiculture parisienne, circonscrite aux ruchers du jardin du Luxembourg et de quelques congrégations religieuses, mais, depuis les années 2000, une passion frénétique pour les abeilles s’est emparée de Paris.

De l’Opéra Garnier aux jardins du palais de l’Elysée, c’est à qui déroulera le tapis vert sous les pas d’Apis mellifera. Entre 1988 et 2018, le nombre de colonies a bondi de 96 statistiques du ministère de l’agriculture en dénombre 2 223. Record battu à 1 500.

Les abeilles parisiennes sont partout, mais le charme s’est rompu. Trop de ruches ; leur concentration est de 22 au kilomètre carré contre trois pour la moyenne nationale. Trop de butineuses à se disputer les floraisons qui se raréfient ; l’été, on en surprend souvent venues lécher les gouttelettes de soda des canettes abandonnées. Ces colonies citadines doivent être régulièrement nourries artificiellement et renouvelées en raison de leur mortalité élevée.

Trop de business

Trop de business, aussi. En partie supervisée par l’Union nationale de l’apiculture française (UNAF), la multiplication des ruches sur les toits d’organismes divers et d’entreprises en quête d’un brevet commode d’écoresponsabilité fait flamber les prix : certains contrats d’entretien annuels peuvent dépasser les 4 000 euros par ruche ; dans les boutiques chics, on trouve des pots « miel du Marais » ou « miel de Paris » pour 5 euros les 30 g, soit 150 euros le kilo.

Cette ruée exerce une telle pression sur les ressources florales que les pollinisateurs moins en vue (bourdons et abeilles solitaires comme les osmies) seraient en passe de disparaître de l’espace urbain. Isabelle Dajoz, chercheuse à l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement de Paris, s’en est inquiétée dans une étude parue en 2019.

Pendant trois années, elle a observé la fréquentation d’insectes pollinisateurs sur plusieurs espaces verts. « Plus il y a de ruches dans les alentours, moins sont fréquentes les visites des autres pollinisateurs, constate l’universitaire. Les abeilles domestiques parisiennes sont si nombreuses qu’elles captent les ressources florales. Et Paris, faut-il le rappeler, n’est pas un vaste champ de fleurs. »

« Tarte à la crème !, rétorque Henri Clément, porte-parole de l’UNAF. Il y a de la marge et les villes ne sont de toute façon pas des lieux propices aux autres pollinisateurs. » Thierry Duroselle, président de la Société centrale d’apiculture (SCA), qui gère notamment les ruchers du Luxembourg et du parc Georges-Brassens, n’est pas de cet avis. « Le seuil de saturation est dépassé, affirme-t-il. Multiplier les installations de ruches en milieu urbain est passé de mode. Certains ont vécu de mauvaises expériences et les projets sont en chute libre. » Bref, les ardeurs des néoapiculteurs parisiens se sont refroidies.

La Mairie, qui a lancé en 2016 le plan « Paris, capitale des abeilles », n’a pas souhaité s’exprimer à propos d’un sujet sur lequel elle a entamé un embarrassant rétropédalage. A Lyon, en revanche, la question est tranchée. Voilà cinq ans que la ville ne délivre plus d’autorisation pour installer une ruche dans un espace public. En contrepartie, elle tente de se reverdir, par exemple en « re- naturant » ses cimetières afin de créer de nouvelles sources de nectar et de pollen pour l’ensemble des pollinisateurs.

« Désormais, l’abeille en ville apparaît comme une fausse bonne idée et il faut se réjouir qu’une prise de conscience se dessine, assure Julie Pêcheur, porte-parole de Pollinis, une ONG de défense des pollinisateurs. On ne favorise pas la biodiversité en privilégiant une seule espèce et sans prendre en compte l’état des ressources disponibles. »

A Paris comme ailleurs, la plupart des ruches hébergent des colonies appartenant à la souche Buckfast, une abeille légèrement grisonnante, dont l’abdomen porte deux voire trois bandes jaunes et qui alimente un autre sujet de controverse. Encore une histoire de concurrence au sein de la famille Apis.

Cette abeille est une espèce hybride créée par Karl Kehrle, connu sous le nom de Frère Adam (1898- 1996), un moine bénédictin de l’abbaye anglaise de Buckfast. Après avoir observé que ses abeilles nées d’un croisement avec une race italienne résistante à Acarapis woodi, un acarien qui a ravagé les colonies anglaises entre 1905 et 1919, il entreprend de constituer par hybridations successives une sorte d’abeille idéale. Des recherches de ce pionnier naît une lignée productive, peu essaimeuse, assez résistante et étonnamment douce. La chérie des apiculteurs.

Traitements phytosanitaires

« La Buckfast ? Une abeille jouet ! Elle est si douce qu’elle se défend très mal contre les prédateurs », persifle Lionel Garnery. Ce chercheur au CNRS lui préfère l’abeille noire, l’espèce locale que l’on trouve sous ses diverses déclinaisons à travers l’Europe de l’Ouest. Frugale et rustique, cette dure à cuire, qui a traversé deux glaciations, est menacée par la présence d’autres espèces.

La noire souffre de la réputation – récusée avec énergie par ses défenseurs – d’être une abeille un rien caractérielle et pas toujours très productive. C’est pourquoi, depuis des décennies, bien des apiculteurs s’en remettent à des reines venues d’autres horizons. La Buckfast, mais aussi l’italienne, très efficace sur le colza, ou la caucasienne, dont la longue langue permet de butiner le trèfle.

Sous l’effet des mortalités des années 1990, provoquées notamment par le recours aux traitements phytosanitaires, les importations d’espèces étrangères se sont envolées. Au risque d’accentuer la dilution des espèces autochtones.

Redoutant une « dérive génétique » qui, à rebours du processus de sélection naturelle, laisserait le champ libre à des espèces inadaptées à leur environnement, des volontaires tentent d’aménager des sanctuaires fermés aux autres races d’abeilles.

En France, une dizaine de conservatoires de l’abeille noire ont été constitués à Groix, Ouessant, Belle- Ile, mais aussi dans les Cévennes, en Ile-de-France, dans l’Orne ou en Auvergne. Objectif : créer un réservoir génétique de 150 ruches à l’intérieur d’un territoire d’au moins trois kilomètres de rayon. « Il faut que la loi nous donne les outils juridiques permettant de faire respecter cette zone d’exclusion, car il suffit qu’une seule ruche de Buckfast s’installe pour ruiner des années de travail », insiste Lionel Garnery, qui préside la Fédération européenne des conservatoires de l’abeille noire (Fedcan).

« La noire mérite d’être protégée même si elle n’est pas menacée », objecte Thomas Boulanger, coprésident de l’Association nationale des éleveurs de reines et des centres d’élevage apicole (Anercea), que « ce combat pour la pureté de la race locale met un peu mal à l’aise ». La sélection génétique, rappelle cet apiculteur amateur qui élève Buckfast et caucasiennes, consiste à créer des souches plus résistantes, plus douces, plus productives et moins essaimeuses. Pour lui, la polyandrie caractéristique de l’abeille – lors de son vol nuptial, une reine s’accouple avec une quinzaine de faux- bourdons – rend difficilement envisageable une stricte protection de la noire, déjà largement croisée avec d’autres espèces.

Apiculteurs du dimanche et professionnels se tiennent pour l’heure à bonne distance de la controverse. D’autant que la réalité des pratiques est généralement plus pragmatique. C’est ce que plaide Jacques Goût, créateur du Musée vivant de l’apiculture du Gâtinais, à Château-Renard (Loiret). « J’ai essayé un peu tout : Buckfast, caucasiennes, carnica… et je préfère finalement mes noires hybrides. Je fais des essaims sur les meilleures et, de plus en plus, je laisse faire la nature. La sélection systématique, c’est pour le productivisme, moins pour la survie de l’abeille qui s’est bien débrouillée seule depuis la nuit des temps. »

 

Author:Jean-Michel Normand, Article paru dans "Le Monde", 2021
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